Actualités

Des pantagruelines humeurs à l’immunité humorale

Outre le LabEx MAbImprove, les universités de Tours et de Montpellier ont en commun un nom… François Rabelais.

Rabelais, né en 1483 près de Chinon, à La Devinière, écrivain, conteur était aussi médecin, reçu docteur de l’Université de Montpellier le 22 mai 1537. Comme tout médecin de son temps, il avait été formé à comprendre le corps et à le soigner à partir d’explications humorales. Mais en dehors de la similitude des adjectifs, il serait sans doute vain  de chercher un rapport entre les conceptions médicales anciennes, celles que François Rabelais connaissait et enseignait, et les recherches sur l’immunité humorale contemporaine, telles celles qui sont menées dans le LabEx MAbImprove.

[singlepic id=36 w=320 h=240 float=center]
Portrait de François Rabelais

S’il fallait trouver un lien, il faudrait plutôt mettre en avant la curiosité : hier comme aujourd’hui, les savants, les médecins et les scientifiques cherchent à comprendre comment est fait le corps humain, de quoi il est constitué, comment il fonctionne et comment on peut intervenir en cas de dysfonctionnement.

La physiologie et la médecine de Rabelais, héritées de l’antiquité grecque, de la médecine alexandrine et de la médecine arabe, tiennent compte à la fois de la théorie des humeurs et des phénomènes de digestions ou de « coctions » successives. Selon ces conceptions, les aliments ingérés subissent une première coction (chylification) dans le « ventricule » (estomac), la partie épaisse des excréments qui résultent de cette coction passe dans les intestins, la partie « aqueuse » est amenée par des veines (système veineux porte) au foie où se fabrique le sang par une nouvelle coction  ; les excréments de cette coction sont de deux sortes : le plus épais est porté à la rate, le plus ténu à la vésicule biliaire. Le sang ainsi purgé transite par les reins et est distribué dans tout le corps par la veine cave vers le cœur où il se mêle à  l’air des poumons, et rendu plus fluide, il atteint finalement le cerveau. Au passage chacun des organes prend sa « nourriture ».

Cette physiologie n’était pas en contradiction avec la théorie des humeurs, dont l’origine, plus philosophique que médicale, avait été attribuée à tort à Hippocrate par Galien[1] et qui fut considérée comme la pierre angulaire de la doctrine hippocratique pendant des siècles : la nature de l’homme n’est pas « simple » mais elle est composée de quatre éléments innés (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) ; la juste proportion (eukrasia ou symmetria) entre les quantités et les qualités humorales définit la bonne santé.

Les médecins ont pu facilement assimiler cette théorie et l’ont rendue plus complexe au fil des siècles (notions de tempéraments, de qualités, d’esprits[2], individuation par la prise en compte du sexe, de l’âge, des saisons, etc…) dans la mesure où ces liquides pouvaient se « voir » dans certaines circonstances[3].

On distinguait :

  • le sang, fabriqué dans le foie, reçu par le cœur, était visible lors de blessures ou en cas d’hémorragies. Une prédominance de l’humeur sanguine détermine le tempérament sanguin (en-deça de tout caractère pathologique).
  • le phlegme (ou pituite ou lymphe) était rattaché au cerveau ; on pouvait l’observer en cas de fracture crânienne (liquide céphalo-rachidien), d’épanchement lymphatique ou dans les muqueuses et glaires. Il détermine le tempérament lymphatique.
  • la bile jaune (cholè en grec) produite par la vésicule du foie (caractère bilieux = anxieux), visible dans les hématomes en passe de disparaître, parfois sur tout le corps, notamment au niveau des yeux et de la peau et également dans les vomissements et les selles. Elle est associée au tempérament bilieux.
  • la bile noire ou l’atrabile (melas cholè) est rattachée à la rate qui est noire chez les cadavres. Elle détermine le tempérament mélancolique. À l’époque de Rabelais, les artistes, les savants, les créateurs sont volontiers mélancoliques. Nocive et séduisante mélancolie[4]


[singlepic id=42 w=320 h=240 float=center]

La théorie des humeurs

La circulation de ces liquides dans le corps en bonne santé implique l’existence réelle ou imaginaire, en tout cas conjecturale, de voies, canaux, conduits, pertuis et foramens divers autorisant les passages. Des émonctoires naturels permettent d’évacuer les excréments et de réguler ainsi le flux et la quantité des humeurs (de l’anus aux pores de la peau, voire aux sutures du crâne)[5]. Le corps dans l’ancienne médecine est plein de trous et d’interstices !…

Si la circulation ne se fait pas bien, il y a engorgement ici, manque là. Un excès ou un défaut d’humeur, une stagnation, un déplacement trop rapide ou une fixation à un endroit inopportun d’un de ces fluides sont donnés comme causes de maladies. Ainsi dans le Tiers Livre de Rabelais, Panurge consulte différents Maîtres (un théologien, un juriste, un médecin, un philosophe) pour savoir s’il doit ou non se marier. Un médecin de Montpellier, Rondibilis[6], lui explique que le « germe prolifique » peut être freiné par certaines drogues et plantes :

« elles oppilent (=obstruent) les voyes et conduictz par les quelz povoit estre expulsé[7] ».

C’est là où le médecin peut intervenir, soit pour rétablir et restaurer l’état de santé antérieur, soit en donnant des conseils à titre préventif et en prescrivant un « régime de santé » adapté au tempérament de son patient. C’est ce qui distingue le médecin du charlatan. Ainsi, Gargamelle, pratiquement au terme de sa grossesse, reçoit une mauvaise médecine donnée par une guérisseuse pour lui « resserrer » tous les sphincters… Ne pouvant sortir par les voies naturelles, Gargantua entreprend un voyage à l’intérieur des conduits du corps maternel : sauter par-dessus les « cotyledons de la matrice »[8], entrer dans la veine creuse [cave], monter par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où la veine se partage en deux), prendre le chemin à gauche et sortir par « l’ aureille senestre »[9] !

Le rôle du médecin consiste donc à faciliter les passages, à aider à l’évacuation des excréments ou d’une humeur viciée par un agent infectieux externe (par exemple dans le cas de la syphilis), bref à purger le corps par différents procédés (saignées, médicaments) afin de rétablir l’équilibre humoral, donc la bonne santé. …

Il est parfois nécessaire d’utiliser des moyens drastiques, comme en témoigne avec humour l’épisode de Pantagruel malade. Les médecins décident de purger son estomac. Après lui avoir administré plusieurs purgatifs, ils décrètent de lui ôter la cause de ses douleurs à l’estomac. On fit alors 17 grosses « pommes de cuyvre » que l’on pouvait ouvrir par le milieu et fermer à un ressort. Dans la première pomme, entra un valet de Pantagruel, muni d’une lanterne et d’un flambeau allumé. Pantagruel l’avala comme « une petite pillule » (c’est un géant!). Dans cinq autres entrèrent des gens portant à leur cou un pic, dans trois autres des paysans avec une pelle, et dans les dernières des porteurs de hottes. Quand tous furent dans l’estomac, ils sortirent et cheminèrent plus d’une demi-lieue dans un « goulphre horrible, puant et infect plus que Mephitis » :

« Après en tactonnant et fleuretant aprocherent de la matiere fécale et des humeurs corrumpues. Finablement trouverent une montjoye d’ordure ; lors les pionniers frapperent sus pour la desrocher et les aultres avecques leurs pasles en emplirent les corbeilles ; et quand tout fut bien nettoyé, chacun se retira en sa pomme »[10].

pomme-de-cuyvre

Pommes de cuyvre

Pantagruel n’eut plus qu’à vomir ses pilules d’où sortirent « joyeusement » les serviteurs. Mission accomplie[11] !

Imagination, fantaisie… oui, mais le conte témoigne des préoccupations des médecins universitaires de l’époque pour expliquer et tenter de soigner.

*

Beaucoup de chemin a été parcouru depuis cette époque, tant en matière d’anatomie, de physiologie que de thérapeutique… Traçant leurs routes dans les méandres de l’histoire, les « humeurs » sont parvenues jusqu’à nous, dans des acceptions aussi éloignés les unes des autres que l’anatomie (l’humeur aqueuse de la chambre antérieure de l’œil), la psychiatrie (les troubles de l’humeur) ou l’immunologie (immunité humorale).

La notion d’immunité, apparue à la fin du XVIIIème siècle en même temps que se généralisait la vaccine qui préservait de la variole, est restée de mécanisme totalement incompris pendant un siècle. Même Louis Pasteur (1822-1895), pourtant pionnier en matière de doctrine microbienne, restait peut-être encore prisonnier de concepts anciens lorsqu’il pensait que le vaccin (le microbe atténué) se nourrissait des humeurs et les épuisait sans pour autant les vicier, rendant l’organisme inapte à alimenter le microbe virulent lorsque celui-ci survenait[12]. Il fallut attendre quelques années pour que Charles Richet (1850-1935) et Jules Héricourt (1850-1938) démontrent en 1888 que le transfert de sang d’animaux immunisés à des animaux non immunisés transfère à ces derniers le statut d’immunité[13]. Autrement dit, le sang apporte les éléments nécessaires à une défense anti-microbienne. Il apparut rapidement que le pouvoir protecteur se trouvait dans la fraction liquide du sang, collectée sous forme de sérum, d’où naquit la Serum-Therapie ou sérothérapie dans les années 1890 (sérothérapie anti-diphtérique, anti-tétanique, anti-venimeuse,…).

C’est l’Allemand Paul Ehrlich (1854-1915) qui attribua le terme générique d’anticorps aux mystérieuses anti-toxines du sérum ; depuis longtemps fasciné par leurs propriétés thérapeutiques étonnantes et multiples, il employa aussi le terme de magischen Kugel (magic bullet ou balle magique)[14]. Sans doute aurait-il pu utiliser la métaphore des pommes de cuyvre des médecins de Pantagruel, desquelles sortent des serviteurs tactonnant et fleuretant pour approcher des humeurs corrumpues, à la manière des anticorps qui cheminent dans l’organisme pour atteindre la montjoye d’ordure. Une fois leur cible atteinte, les anticorps frappent sus pour la desrocher, juste anticipation de l’aptitude des anticorps à détruire une tumeur par exemple.

magic-bulletMagic bullet

En ce XXème siècle naissant, pendant que de nombreux immunologistes s’occupaient d’anticorps, d’autres mettaient en lumière le rôle des globules blancs (leucocytes) « mangeurs » de bactéries, puis celui des lymphocytes (cellules de la lymphe, mais aussi du sang), de la rate et des ganglions lymphatiques. Semblait donc exister deux types d’immunité, celle qui reposait sur les cellules (immunité cellulaire), et celle qui reposait sur les anticorps, qui devint l’« immunité humorale ». En effet, les anticorps, ceux que l’on fabrique naturellement ou ceux qu’on administre, se dispersent dans de nombreuses humeurs, le plasma sanguin, la lymphe, l’ensemble des liquides interstitiels (liquides entourant les cellules), mais pas toutes puisqu’on trouve très peu d’anticorps dans le liquide céphalo-rachidien ou l’humeur aqueuse. Le terme « humoral » parut donc commode et suffisamment flou pour regrouper ces différents liquides dans lesquels circulent les anticorps. La façon dont les serviteurs des pommes de cuyvre transitent dans ces différentes humeurs et s’approchent des montjoye d’ordures pour les desrocher comporte encore de très nombreuses inconnues, que le Laboratoire d’Excellence MAbImprove va tâcher de lever !

 Jacqueline Vons et Hervé Watier

______________________________
[1] Le traité De la nature de l’homme est dû à Polybe.

 

[2] Depuis Galien, trois organes sont aussi le siège d’un pneuma, souffle, « esprit » (différent de l’âme des chrétiens) qui circule via les veines, les artères et les nerfs : le foie, siège de l’esprit naturel ou végétal (commun à toutes les créatures vivantes), le cœur, siège de l’esprit vital ou irascible (sentiments, émotions), le cerveau, siège de l’esprit animal (de anima = qui met en mouvement).

[3] La description anatomique très précise faite par André Vésale ne modifie cependant pas le schéma physiologique général hérité de la médecine alexandrine.

[4] Clair J. (dir.), Mélancolie : Génie et folie en Occident, Musées Nationaux, Paris, 2005.

[5] L’intérieur du corps est vu comme une usine assez complexe, dans un système étagé de transformations et d’épuration, avec des cheminées d’évacuation (les sutures crâniennes chez Vésale et Ambroise Paré par exemple) et des vaisseaux ou alambics dans le passage desquels le sang s’affine progressivement.

[6] Rondibilis est le nom par lequel Rabelais désigne un de ses condisciples à Montpellier : Guillaume Rondelet (1507-1566),  reçu docteur en médecine en 1537, professeur de médecine et auteur de plusieurs traités de materia medica et d’observations naturalistes (De piscibus).

[7] Rabelais, Tiers Livre, chap. XXXI, éd. M. Huchon, Gallimard (La Pléiade), Paris, 1994, p. 449.

[8] Aujourd’hui, lobes ou parties charnues de la face utérine du placenta. Pour la médecine ancienne, le nom désigne les embouchures des vaisseaux sanguins par lesquels le placenta est uni à l’utérus, cf. Hippocrate, Aphorismes, section 5, 45.

[9] Rabelais, Gargantua, chap. VI, éd. M. Huchon, p. 21-22.

[10] Rabelais, Pantagruel, chap. XXXIII, éd. M. Huchon, p. 335 (“Après, en tâtonnant et humant, ils approchèrent de la matière fécale et des humeurs corrompues. Finalement ils trouvèrent une montagne d’ordure ; alors les pionniers frappèrent dessus pour la démolir, et les autres avec leurs pelles en emplirent les corbeilles ; et quand tout fut bien nettoyé, chacun se retira en sa pomme » .

[11] Le lecteur de Rabelais se devait d’aller visiter ensuite l’église Sainte Croix à Orléans, où, selon l’auteur, on avait hissé une de ces « pillules d’airain » sur le clocher. Effectivement, une sphère en cuivre doré, de dix pieds de circonférence, « grosse comme une tonne », supportant une croix en cuivre doré également et pesant 3020 livres avait été hissée sur le clocher à la croisée des transepts le 14 nov. 1512. Elle fut détruite le 24 février 1568 lors d’un incendie provoqué par des protestants. Voir Lottin, D. Recherches historiques sur la ville d’Orléans, tome I, Orléans, 1836, p. 349 et Guyon, S. Histoire de l’Église et diocèse, ville et université d’Orléans, Orléans, Maria Paris, 1647, p. 413 (consultés sur http://www.lexilogos.com/orleans_plan.htm).

[12] Pasteur L. Sur les maladies virulentes, et en particulier sur la maladie appelée vulgairement choléra des poules. Compt. rend. Acad. d. sc. 1880, xc, 239-248.

[13] Héricourt J. et Richet C. De la transfusion péritonéale, et de l’immunité qu’elle confère. Compt. rend. Acad. d. sc. 1888, cvii, 748-750

[14] Ehrlich P, Die Wertbemessung des Diphtherieheilserums und deren theoretische Grundlagen. Klin. Jahrb. 1897; vi, 299-326